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Bruegel : Mort et Apocalypse dans la Peinture Flamande du XVIe siècle

Pieter Bruegel représente une sorte d’énigme. Artiste reconnu de son vivant, décédé dans la quarantaine, Bruegel fut autant peintre des riches que des petites gens. Scènes bucoliques ou de batailles narrant les Pays-Bas de son époque, il fut le témoin écœuré des exactions commises contre les Protestants. Les dernières années de sa vie nous ont offert des visions macabres, dans lesquelles l’artiste invite la grande faucheuse. Bruegel, peintre de la mort et de l’Apocalypse dans la peinture flamande du XVIe siècle, fascine les historiens d’art comme les curieux.

Pieter Bruegel : mort et Apocalypse, le contexte

En 1567, cela fait à peine 20 ans que la monarchie espagnole née des Habsbourg règne sur les Pays-Bas. Après avoir été sous la coupe française des ducs de Bourgogne et des Valois, les voici partie intégrante du Saint-Empire romain germanique de Charles Quint par héritage.

Bruegel et la politique des Pays-Bas au XVIe siècle

Et oui, Charles Quint a la chance d’être le seul héritier de couronnes et de duchés : petit-fils de Marie de Bourgogne, empereur de naissance de la maison des Habsbourg (Autriche) et descendant du couple royal espagnol le plus connu : Isabelle de Castille et Louis d’Aragon… ça ne s’invente pas. À 6 ans, il hérite du titre de duc de Bourgogne, à 16 ans, il est roi d’Espagne, de Naples, de Sicile et duc de Milan, à 19 ans il est roi des Romains et à 20 ans empereur du Saint-Empire. Comme il est difficile de gouverner tout ça seul, il abdique en 1555 de la couronne d’Espagne, de Naples, de Sicile et des duchés de Milan et de Bourgogne en faveur de son héritier Philippe II.

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Philippe II d’Espagne

À l’époque, les Pays-Bas regroupent 17 provinces dont les actuelles Pays-Bas, Belgique, Luxembourg et le Nord-Pas-de-Calais français. Contrairement à son père né à Gand, Philippe II est marqué par une éducation ibérique, il ne connaît pas grand-chose d’autre que l’Espagne et sa ferveur catholique. Or, à cette époque, les Pays-Bas sont divisés par la montée du protestantisme : en 1566, les Calvinistes saccagent des églises et leurs représentations religieuses à coups de haches et de lances. Cette démonstration de foi protestante est jugée dangereuse pour Philippe II : ce n’est pas seulement une atteinte à la foi catholique, c’est le signe d’une révolte politique. Ni une ni deux, le nouveau souverain dépêche son bras armé sur place. En août 1567, Fernando Alvares de Tolède III, duc d’Albe, un capitaine espagnol catholique fanatique entre aux Pays-Bas avec ses troupes pour en chasser les hérétiques.

Bruegel, un artiste dans la tourmente

En 1567, Pieter Bruegel vit à Bruxelles. Il est un artiste reconnu qui bénéficie d’une clientèle noble et bourgeoise aisée. Il est témoin de l’arrivée de l’envahisseur sombre et des prémices de sa répression implacable. On ne sait rien des choix religieux et politiques de Bruegel. Vivant dans une des provinces historiquement catholiques des Pays-Bas d’alors, on ne peut que supposer qu’il était lui-même catholique. Néanmoins, plusieurs de ses œuvres démontrent sa sympathie pour la cause protestante et sa principale revendication : la liberté religieuse (ex : La Prédication de saint Jean-Baptiste – 1566). L’évidence est criante : dans ses tableaux, Bruegel a dénoncé la brutalité du duc d’Albe qui, à peine arrivé, condamna 8 000 « hérétiques » à mort et aurait prononcé ces mots glaçants « je préfère sacrifier 100 000 vies humaines que de mettre un terme à la persécution des hérétiques ».

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Fernando Alvarez de Tolède III, duc d’Albe peint par Antonio Moro

Afin de le soutenir dans son travail, le conseil municipal de Bruxelles exempte Pieter Bruegel de l’obligation de loger des soldats espagnols. Sans doute ses clients et amis l’ont-ils ainsi épargné des foudres de l’occupant sous prétexte qu’il était déjà malade… Il semble pourtant que Bruegel se méfiait suffisamment du duc d’Albe pour ordonner à son épouse de brûler certains dessins et esquisses jugés dangereux s’ils venaient à tomber sous les mauvais yeux. Et cela alors même qu’un des ministres de Philippe II était l’un de ses acheteurs en la personne du cardinal Perrenot ! Dénonçant à sa manière détournée les exactions qui ensanglantent son pays, l’artiste n’est donc pas inquiété.

Dans un XVIe siècle tourmenté, les créations de Pieter Bruegel inspirées par la mort et l’Apocalypse ne furent donc pas sources de représailles, pas plus que de réels encouragements de la cause protestante. Le peintre semble n’avoir rien affiché publiquement autrement qu’à travers son art. Tout en finesse, il fait entrer la faucheuse accompagnée d’un chevalier toujours de noir vêtu, allégorie du duc d’Albe, dans ses toiles. Très vite, les ombres de la mort toute puissante, féroce et implacable, prennent possession de ses œuvres.

L’Apocalypse façon Bruegel : Le Triomphe de la mort, 1562

Chronologiquement, deux des œuvres de Pieter Bruegel présentant la mort et l’Apocalypse ont été réalisées en 1562, soit avant l’arrivée de la répression espagnole aux Pays-Bas. Cependant, la grogne contre le nouveau roi Philippe II grandissait. « Le Triomphe de la mort » est sans nul doute le tableau le plus surprenant et le plus connu du peintre. Les historiens d’art pensent qu’il fait partie d’une commande composée de trois toiles, les deux autres étant « La Chute des anges déchus » et « Dulle Griet » datées de la même année. On ignore cependant le nom du commanditaire mais il inaugure cette fascination de Bruegel pour la mort et l’apocalypse. Ironie du sort, il est aujourd’hui exposé au musée du Prado à Madrid.

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Pieter Bruegel : mort et Apocalypse dans « Le Triomphe de la mort »

Dérangeant, ce tableau présente une vision de fin du monde dans laquelle l’idée de la rédemption et de la résurrection, issue du dogme catholique, est absente. Ici, seuls le malheur, la souffrance, les affres d’un enfer sur terre prennent place.

Sur 117 par 162 cm, le spectateur ne peut que promener son regard d’un supplice à l’autre. Comme sur les nombreux tableaux de grande taille de Bruegel, il y a foisonnement de personnages. Des hommes, des femmes, des enfants, paysans et nobles, sont à la merci sauvage d’une armée de squelettes que rien n’arrête. Ils tuent, massacrent, accompagnés de chevaux décharnés et de chiens infernaux qui se repaissent des cadavres au sol.

La danse macabre de Pieter Bruegel

Au premier plan, l’œil est attiré par l’attroupement central. Cernée par les soldats squelettes, une embarcation malsaine se remplit. Difficile de déterminer si la masse de gens tente de fuir l’horreur en s’engouffrant dans le bateau ou si elle y est poussée par la mort. Ceux qui ne sont pas encore entrés sont rattrapés en dépit de leurs efforts pour combattre. D’autres sont terrassés par la foule elle-même. Cet espace de bois en forme de cercueil n’annonce rien de bon : les squelettes qui la manœuvrent laissent deviner qu’il s’agit là d’un gigantesque piège, d’une prison, d’une fosse commune. Le fonctionnement même de son ouverture et son encadrement par des squelettes en armes laisse peu de place à l’espoir d’une fuite réussie et salvatrice.

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Dans l’angle droit, un couple d’amoureux s’adonne à la musique. Il ignore le danger, trop absorbé par la romance pour voir qu’un squelette se penche sur lui tandis qu’un troisième personnage affolé se tient prêt à dégainer son épée.

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Plus à gauche, un chien squelettique dévore le corps d’un nouveau-né tombé sous le corps inerte de sa mère. Une charrette gavée de têtes de mort s’avance, conduite par des squelettes. Au sol, un homme en armure et couronne, sans doute un souverain, est nargué par la mort qui brandit un sablier et ignore les tonneaux remplis de pièces d’or proposées en échange de sa vie.

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La mort n’épargne personne…

L’arrière-plan expose toutes les façons dont la mort décide de frapper. Une nappe de sang entache le fleuve, sous la coque même d’une embarcation transportant des soldats squelettes arborant tunique blanche et croix rouge. Leurs victimes sans vie sont jetées à l’eau.

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Au sommet d’une tourelle, d’autres serviteurs de la faucheuse déterrent des cercueils pour emmener les corps sous le balancement d’une cloche annonciatrice de la fin des temps.

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Une bataille fait rage au centre : les vivants sont assaillis par les morts, les coups pleuvent, les lances s’entrechoquent dans une action désespérément vaine.

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À droite, un corps gît entre les deux branches nues d’un arbre agonisant, un homme va être décapité par un squelette, un autre est pendu au gibet et un troisième est précipité depuis une falaise. Tout autour, l’herbe est sèche, les arbres calcinés, des feux de l’enfer brûlent un peu partout, de foyer en foyer. Au loin, le ciel s’embrase dans une noirceur sans espoir.

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Le monde imaginaire de Pieter Bruegel explose ici : les démons sont parmi nous.

La mort et l’Apocalypse de Bruegel : des récits bibliques très contemporains

Thèmes bibliques et esthétique de son temps, Bruegel aime à transposer les messages tragiques du passé au cœur de l’actualité de son pays.

Le Suicide de Saül, 1562

Peint la même année que « Le Triomphe de la mort« , « Le Suicide de Saül » évoque déjà l’ombre de l’envoyé espagnol. Le thème reprend le récit biblique de l’affrontement entre Israélites et Philistins. Saül, fils du prophète et souverain d’Israël Samuel, reçut le trône des mains de son père avec l’assentiment du peuple et de Dieu. Mais son orgueil et sa vindicte le poussèrent à désobéir aux commandements divins. Il perdit ainsi son lien avec le Tout-puissant et ne put assurer la victoire de son armée. Face au désastre annoncé, il se donna la mort sur le mont Guilboa, près du champs de bataille.

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Bruegel : mort et Apocalypse à travers « Le Suicide de Saül »

Dans sa toile Pieter Bruegel invite le texte sacré au même titre qu’une forme de pensée stoïcienne. Cette dernière, populaire de son temps, héritée des Grecs de l’Antiquité, prône que toute rébellion contre la Nature, le Cosmos et Dieu (ou les Dieux) est inévitablement synonyme de mort pour l’être humain présomptueux.

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Bruegel a peint ici une vision de la mort digne des films hollywoodiens : les deux armées s’entrechoquent dans une myriade de piques. Les lances hérissées transforment cet amas d’être vivants en un tout évoquant une créature démoniaque. Les seuls humains qui nous apparaissent clairement son Saül et son écuyer à l’extrême gauche de la toile. Ils sont en pleine action, se jettent sur leurs épées respectives avant d’être pris par l’ennemi que l’on voit grimper vers eux. Leur taille est minuscule face à la masse grouillante de cuirasses sombres qui se mêlent. Indifférentes, les deux armées poursuivent le combat comme deux entités mythologiques monstrueuses nées des profondeurs.

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Tout autour, Bruegel a représenté une nature luxuriante et paisible. L’émeraude des vallées, la simple beauté des pins, la tranquillité d’une rivière contrastent violemment avec le drame qui se joue. L’immuabilité de la Nature s’impose au drame humain, causé par le seul orgueil.

On peut admirer l’original au musée d’histoire de l’art de Vienne.

Bruegel : Mort et Apocalypse dans Le Massacre des Innocents, 1566 – 1567

Ce thème est assez populaire chez les peintres : Nicolas Poussin et Rubens (XVIIe siècle), entre autres, en ont représenté leur propre vision.

Moins d’un an après le saccage iconoclaste dans les églises des Pays-Bas par les Calvinistes, Bruegel illustre un autre passage de la Bible. Fidèle à son habitude, il situe la scène dans un décor contemporain et représentatif de son pays. Les personnages arborent aussi des vêtements de son époque.

Le thème évoque l’assassinat de tous les enfants mâles de Bethléem ordonné par Hérode, lieutenant général des forces d’occupation romaine, terrifié à la perspective de l’arrivée d’un roi des Juifs parmi les nouveaux nés.

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Bruegel : mort et Apocalypse dans « Le Massacre des innocents »

Dans ce décor enneigé, des soldats armés de lances surgissent des maisons, arrachent les enfants des bras de leurs mères désespérées, leurs pères implorant leur pitié. Il y a là des hommes en armure mais aussi d’autres personnages armés habillés comme des civils. Ils obéissent aux ordres des cavaliers, enfoncent des portes, passent par les fenêtres ouvertes, traînent les enfants dans la rue. Une partie de la tuerie se tient au centre du village.

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À l’écart, une mère git au sol, près du corps inerte de son enfant, comme prise de folie.

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Tout près des maisons, sur la gauche, une autre semble recevoir un maigre réconfort moral. Peut-être tente-t-on de la dissuader de commettre un quelconque geste de désespoir tandis que, non loin, un soldat se soulage contre un mur.

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Plus haut, un homme semble retenu à grand peine par un petit groupe, sans doute veut-il intervenir ou même attaquer les bourreaux. Indifférents au drame, quelques cavaliers passent et ignorent les plaintes comme les appels au secours.

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À l’arrière-plan, un groupe menaçant de cavaliers observe la scène. C’est une troupe de soldats en armure et son commandant. Ce dernier est représenté vêtu d’une cuirasse sombre, avec une barbe blanche : c’est une allégorie du duc d’Albe, toujours habillé de noir et arborant une semblable barbe.

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L’opposition entre le calme naturel de l’hiver et la violence du massacre est encore une fois flagrante.

Difficile d’approcher le tableau, celui-ci est propriété de la famille royale d’Angleterre et accroché dans le secret du château de Windsor.

Pieter Bruegel dit l’Ancien reste un personnage très secret, dont il ne nous reste même pas un autoportrait digne de ce nom, à peine une esquisse. Témoin discret des tourments de son temps, il est mort l’année même du commencement d’une guerre civile qui allait durer 80 ans et aboutir au découpage des Pays-Bas tel que nous le connaissons aujourd’hui. Lorsque l’on observe ces tableaux, on devine combien les visions de mort et d’Apocalypse de Bruegel nous enseignent sur ces temps troublés, les ravages des guerres de religion du XVIe siècle et la triste coïncidence de son destin : Bruegel était comme son pays, atteint d’une longue et ravageuse maladie. Histoire Sympa aime vous faire découvrir des choses étonnantes et si l’art de Bruegel n’est ici pas follement gai, il est fascinant de vérité !

Sources : Bruegel , tout l’œuvre peint, Rose-Marie et Rainer Hagen, éd. Le Monde, 2006 ; Wikipédia (images)

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