Little Rock 1957 : combat adolescent contre la ségrégation
Little Rock est la capitale de l’Arkansas, USA. Elle a survécu à la guerre de Sécession, à la Grande dépression, aux inondations. En 1957, dans ce coin du Sud, tout semble immuable ainsi que le souhaite la majorité blanche locale. Mais à la fin de l’été, un raz de marée déferle sur la ville : neuf élèves noirs vont faire leur rentrée scolaire dans un lycée pour Blancs ! Menaces, insultes, coups, attentats, gardes armés, intervention présidentielle : avec Little Rock 1957, Thomas Snégaroff nous raconte le combat de neuf adolescents contre la ségrégation.
La déségrégation passe par l’école
Le 4 septembre 1957, au cœur de l’Arkansas, la petite capitale de l’état, Little Rock, s’apprête à vivre trois années de bouleversements. Entre haine et courage, volonté de nuire et désir de réussir, les habitants de la petite bourgade américaine vont se déchirer pour une chose qui nous paraît aujourd’hui évidente : le droit des enfants noirs de fréquenter les écoles publiques réservées alors aux enfants blancs. C’est un combat aux limites indéfinies et mouvantes, qui ne connaît que le courage d’adolescents. Ils vont se battre pour eux-mêmes mais aussi pour toute une communauté, toute une population, tout un pays. Un combat qui peut aujourd’hui inspirer tous les enfants pour lesquels l’école ne rime pas avec sécurité et plaisir d’apprendre. Le harcèlement scolaire n’est pas né avec les réseaux sociaux et déjà, à l’époque, il pouvait faire la une des journaux.
Septembre 1957, lycée de Little Rock
En ce début du mois de septembre 1957, ils sont neuf à attendre impatiemment le jour de la rentrée des classes. Ils ont été choisis parmi une large liste de prétendants pour intégrer le lycée public de Little Rock, Central High School. Ils sont plus que de bons élèves, plus que des jeunes gens qui veulent réussir : ils sont africains-américains.
Jusqu’alors, ils devaient, comme leurs parents et leurs voisins, suivre les cours du lycée pour Noirs de la ville. Bien moins entretenu, moins financé, cet établissement ne peut promettre à ses diplômés un enseignement dans de bonnes conditions (pas de chauffage l’hiver, des livres en mauvais état, des distances plus longues à parcourir pour y aller et en revenir, etc.) ou l’entrée dans une université prestigieuse, garante d’une profession choisie et non subie.
Mais depuis la victoire d’Oliver Brown vs Board of Education of Topeka devant la Cour suprême des États-Unis, les enfants noirs ont le droit d’intégrer les classes des Blancs.
C’est donc avec une phase de test que débute ce premier pas vers la déségrégation dans le Sud profond : celle de l’intégration de neuf élèves Noirs à Central High School. Ils ont entre 15 et 17 ans et se nomment :
- Elizabeth Eckford
- Thelma Mothershed-Wair
- Ernest Gideon Green
- Melba Patillo Beals
- Terrence Roberts
- Carlotta Walls LaNier
- Jefferson Thomas
- Minnijean Brown-Trickey
- Gloria Ray Karlmark
Cette chance, ils la doivent à l’avocat Thurgood Marshall qui a défendu M. Brown devant la Cour suprême ainsi qu’à leur voisine et amie Daisy Bates. Daisy est une militante engagée et très active pour les droits civiques. Elle prend ces enfants sous son aile envers et contre tous. Et comme eux, elle n’imagine pas encore ce qui les attend.
Une rentrée des classes sous la menace des armes
Depuis que la nouvelle s’est répandue au cours de l’été 1957, Little Rock est divisée entre les partisans du laisser-faire, bien moins nombreux, et les acharnés de la ségrégation. C’est une menace qui grandit, enfle telle une baudruche prête à exploser.
Une large part de la population blanche d’abord, menée par les parents qui refusent de voir leurs enfants côtoyer des élèves noirs à l’école, rapidement suivie par les autorités de l’état de l’Arkansas. La première d’entre elles, le gouverneur Orval Faubus. Les rumeurs d’attentat, de lynchage, d’armureries vidées de leur stock en prévision du jour J inquiètent puis terrorisent le gouverneur. Menacé de perdre son mandat et les élections suivantes, Faubus, qui semblait disposé à faire appliquer la loi, fait rapidement volte-face. Il mobilise la Garde nationale pour sécuriser le lycée mais surtout la ville et son autorité.
Ce sont donc des soldats en armes qui accueillent les lycéens en ce 4 septembre 1957.
Mais à ce moment-là, ils ne sont pas là pour protéger les neuf adolescents. Ils sont là pour les empêcher d’entrer !
Little Rock 1957 : la violence immortalisée par une photographie
Les rumeurs n’ont pas manqué d’arriver aux oreilles des parents de neuf de Little Rock et de Daisy Bates. À tel point que cette dernière décide, au soir du 3 septembre, d’avertir tous les enfants que leur rentrée des classes doit être reportée pour leur sécurité. En parallèle, elle fait appel à tous les soutiens possibles dont des hommes d’église noirs et blancs de la région. Ils ont répondu présents. Et il faudra bien ce maigre rempart pour protéger certains des Neuf qui choisissent de braver la haine au jour dit.
Ce n’est pas le choix d’Elizabeth Eckford. Elle n’a pas le téléphone chez elle. Elle ne sait donc rien du report de cette rentrée des classes et se présente seule, sans défense, face à une foule déchaînée dans la rue qui mène au lycée.
C’est elle que les journalistes érigent comme symbole de courage et de cette journée manquée. Sur la couverture de Little Rock 1957 de Thomas Snégaroff, on peut voir la dignité de cette toute frêle jeune fille, d’une allure incroyable dans sa chemise immaculée et sa jupe Vichy, droite, le regard protégé par des lunettes de soleil, ses livres sous le bras. Dans son dos, une horde de sauvages braillent des insultes et des menaces de mort sous le regard blasé d’un soldat. Les bouches grandes ouvertes et les traits déformés par une rage incompréhensible interdisent au spectateur de croire que les deux femmes blanches à l’arrière-plan ont moins de 18 ans…
Un frêle petit oiseau face aux chasseurs
Elizabeth fait le chemin seule, de plus en plus persuadée qu’elle va se faire tuer si elle ne parvient pas jusqu’à l’école. Mais, arrivée au portail du lycée, les soldats lui défendent d’entrer. Ne sachant que faire, ne comprenant pas son isolement, la jeune fille se dirige alors vers un arrêt de bus pour rentrer chez elle, poursuivie par ses harceleurs hurleurs qui tentent de la déstabiliser, de la faire courir, de la faire tomber, lui crachent au visage, dans les cheveux. La fragile jeune fille est à deux doigts de se trouver mal quand elle atteint le banc de l’arrêt de bus. Assise, elle endure son supplice en silence tandis que les promesses de lynchage fusent sur elle. Dans la foule, Elizabeth reconnaît L.C., le mari de Daisy Bates, venu à tout hasard avec une arme cachée dans la ceinture de son pantalon.
Soudain, Benjamin Fine, un journaliste blanc du New York Times, venu pour l’occasion et n’y tenant plus, s’assoit à ses côtés, et Grace Lorch, une femme âgée blanche elle aussi, finit par prendre sa défense.
Sorti de nulle part, Terrence Roberts, qui a bien été averti mais reste décidé à tenter le tout pour le tout aujourd’hui, vient vers elle. Il lui fait signe de l’accompagner vers le lycée. Mais Elizabeth n’a pas la force de se relever. Le jeune homme s’entête donc seul, bien décidé à faire valoir son droit… sans succès.
Tout aussi courageuse, Melba et venu avec sa mère. C’est pourtant avec une surprise mêlée d’effroi qu’elles constatent non seulement qu’une foule enragée les accueille mais que les soldats ne feront rien pour les protéger. Un mouvement de panique s’empare de la mère et de la fille face aux cris de haine. C’est en courant qu’elles regagnent leur voiture et démarrent presque en trombe pour fuir et sauver leur vie.
Little Rock et le spectre de John Carter
Le lynchage de John Carter remonte peut-être à 1927 mais il demeure dans les mémoires des habitants. Noirs et Blancs ont bien entendu une vision totalement opposée des événements mais les conséquences sont semblables : il est évident que la ségrégation règne en maître dans l’Arkansas et sa capitale.
En effet, après avoir évité un lynchage en début d’année, la police de Little Rock ne peut (ou ne veut) rien contre celui de John Carter. Accusé (sans preuve) d’avoir agressé une femme blanche et sa fille, cet homme pourtant connu pour être déficient mental, est traqué sans relâche une journée durant. Une fois attrapé, il est condamné par une foule qui entend faire justice elle-même. Pendu, son corps sera ensuite criblé de balles puis traîné dans Little Rock jusqu’à la principale rue du quartier afro-américain.
Bordée de commerces dont les propriétaires noirs sont heureux d’offrir tous les services que les habitants peuvent souhaiter sans avoir à se soucier des interdictions liées à la ségrégation, cette Neuvième rue est populaire. Mais la prospérité du quartier déplaît aux Blancs de la ville, plus encore cette année 1927 ravagée par une météo peu clémente pour les cultures.
Dans la Neuvième rue, le corps de John Carter est exhibé, brûlé, mis en scène, photographié comme on immortaliserait une prise de chasse, puis démembré. Tard dans la nuit, la Garde nationale arrivée en renfort trouvera un homme faisant la circulation avec un bras carbonisé comme matraque et des cartes postales illustrées du supplice de John Carter en vente dans la rue…
Bras de fer entre Eisenhower et Faubus
Dans la chaleur persistante de l’automne 1957, la catastrophe a été évitée de peu. Daisy Bates et ses neuf protégés n’ont pas dit leur dernier mot. À force de rappels à la loi et de remue-ménage médiatique largement propulsé sur le devant de la scène internationale par la photographie d’Elizabeth Eckford, le président Eisenhower s’emmêle. Il ordonne au gouverneur de l’Arkansas de faire appliquer la loi édictée par la Cour suprême. Bon gré mal gré, Faubus laisse faire plutôt qu’autre chose. Cette fois-ci, c’est à la demande du président que les neuf adolescents entrent enfin de leur nouveau lycée sous la protection de soldats. La 101e aéroportée dépêchée sur place sert de garde du corps à chacun des enfants. Leur tâche est rude et étrange. Plus encore pour les élèves noirs décidés à étudier à Central High School.
Malgré la présence de leur protecteur attitré, en dehors des cours (et même pendant), chaque jour n’est qu’insultes braillées dans les couloirs, humiliations, coups, crachats, déjeuné renversés délibérément, menaces jusque dans les toilettes. Il en faut du courage à ces enfants pour endurer ce contexte et continuer à apprendre sans jamais répliquer ni se défendre. Daisy Bates le leur a expliqué, tout comme leurs parents : la non-violence est le seul chemin s’ils veulent rester crédibles face à cette haine.
S’y ajoutent les représailles sur les membres de leur famille, les attaques sur leur maison, les attentats chez Daisy Bates. La femme fait tout pour protéger son petit groupe de braves, ne les laissant jamais seuls dès qu’ils sont en dehors de chez eux ou du lycée, loin du regard protecteur de leur soldat ange gardien.
Les Neuf de Little Rock : des années de lutte pour le droit d’aller à l’école
Des mois durant, la guerre des nerfs se poursuit. Le courage pour les uns et l’entêtement pour les autres de ces enfants aux bonnes notes irréprochables, irritent autant qu’ils suscitent l’admiration. Les haineux lancent alors de nouvelles actions qui se succèderont jusqu’en 1959 :
- Menaces électorales visant à conserver le soutien de Faubus
- Tentatives de renvoi du proviseur du lycée jugé trop laxiste et protectionniste les élèves noirs
- Tentatives de renvoi des professeurs qui refusent de jouer le jeu de la ségrégation
- Grève des élèves blancs et désertion du lycée
- Fermeture du lycée pendant une année pour tous les élèves
À ce jeu-là, tout le monde est perdant. Certes, parmi les neuf élèves noirs, certains quittent définitivement le lycée (et même la ville) à force de violences et de menaces. Mais d’autres tiennent bon, prenant des cours par correspondance, faisant confiance à Daisy Bates et la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People – organisation américaine pour la défense des droits civiques) qui se bat pour faire respecter la loi. Sans oublier les nombreux élèves blancs qui décrochent définitivement de la scolarité à cause de l’aveuglement des adultes.
Le livre de Thomas Snégaroff : un récit complet des événements de 1957 à Little Rock
Little Rock 1957, l’histoire des neuf lycéens noirs qui ont bouleversé l’Amérique est un livre facile à aborder. Thomas Snégaroff s’exprime comme nous parlons, ce qui fait de son récit un document à la fois accessible et vivant.
On apprend beaucoup de choses sur cet événement mais aussi sur ses tenants et aboutissants. On comprend mieux le déroulé des faits dans un pays qui nous est étranger de bien des façons.
Faire entrer des enfants noirs dans les écoles publiques blanches n’est alors pas une action uniquement revendicatrice de droits civiques fondamentaux mais le souhait d’un père qui a vu son enfant pleurer de douleur. M. Oliver Brown, instigateur de la fameuse loi, refusa en effet de voir sa petite fille souffrir du froid alors qu’elle devait parcourir un long kilomètre par tous les temps, avant d’attendre parfois plus d’une demi-heure dans les courants d’air d’un arrêt de bus afin de gagner son école primaire. Et ce tandis qu’une autre école primaire était situe tout près de chez eux mais réservée aux Blancs.
Le combat de M. Brown et de ses alliés dura mais leur dernier recours, la Cour suprême, entendit l’indispensable évidence : que l’éduction est un droit qui doit être offert à chacun de façon égale ainsi que le stipule la Constitution américaine.
En marge des épreuves endurées par les Neuf de Little Rock, Thomas Snégaroff éduque le lecteur d’informations utiles pour comprendre le contexte.
La ségrégation raciale aux USA et plus encore dans le Sud est un monde à part, une notion qui échappe aux Européens. Avec ses ajouts documentés et argumentés, l’auteur nous immerge dans une mentalité difficile à concevoir mais réelle.
Compléments importants, on apprend à connaître chaque protagoniste, chacun des Neuf et de leurs alliés dans cet épisode de bravoure historique. On approche leur pensées, leurs souhaits d’alors tout en apprenant ce qu’ils sont devenus avec les années. Frappés pour certains de traumatismes qui les ont poursuivis le reste de leur vie, ils n’ont pas franchement été des vainqueurs mais des survivants. Ils ont ouvert une voie difficile avec abnégation et dignité. Le lecteur apprendra même que Paul McCartney a dédié la chanson Blackbird des Beatles en référence à la fameuse photographie qui fit d’Elizabeth Eckford un exemple de lutte pour les droits civiques.
Un combat d’adultes mené par des enfants
On comprend enfin une chose : ce combat est mené par des enfants.
Certes, le monde adulte a validé une décision de justice qui enclenchait un processus de déségrégation par l’école. Mais dans les faits, ce sont des adolescents qui ont lutté, jour après jour, non seulement pour leur avenir propre mais pour celui d’une communauté entière. En conclusion, cela valait-il le sacrifice de leur enfance, alors qu’à 15 ans on est en droit de rester encore dans le confort de l’enfance, loin du monde froid et calculateur des adultes ? Je n’en suis pas persuadée. Moins encore lorsque je fais le compte des nombreux drames qui ont perduré jusque dans les années 1970 (attentat dans une église baptiste en 1963, assassinat des 3 jeunes activistes 1964, assassinat de Martin Luther King Jr., de Malcom X, etc.) et même récemment (Michael Brown, George Floyd) … Seuls les braves accèdent à la postérité. Elizabeth Eckford serait-elle de cet avis ?
Little Rock 1957 vaut bien quelques heures de lecture et réconciliera peut-être des adolescents avec l’histoire et le livre en général. Il est question d’un fait historique, d’une démonstration évidente de ce que fut la ségrégation aux USA. Plus encore, il s’agit ici de jeunes gens qui leur ressemblent, avec leurs rêves, leur révolte, leurs espoirs. Le courage dont ils ont fait preuve des mois et mêmes des années durant ne peut que nous inspirer au quotidien. Ce harcèlement qui les happa dès leur premier jour de cette rentrée de classes ratée les rendit plus forts et démontre que ne rien lâcher, compter sur ses proches et amis, sur ses propres forces et l’absolue légitimité de vivre libre même si on est différent de la majorité mérite tout le respect possible.
À lire :
- Little Rock 1957, l’histoire des neuf lycéens noirs qui ont bouleversé l’Amérique de Thomas Snégaroff, éditions 10|18, 2019.
- Blackbird écrite par McCartney et dédiée à Elizabeth Eckford lors d’un concert américain du chanteur et auquel elle assistait