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L’Affaire Emmett Till : le devoir de mémoire du Mississippi

Il avait les yeux rieurs et la candeur des enfants de 14 ans. Il venait d’une ville qui ignorait la persistance du pire, d’un environnement éloigné d’une haine de l’autre transformée en art de vivre. Emmett Till était un adolescent comme les autres jusqu’à ce qu’il devienne l’étendard d’une population, d’une nation, l’indélébile preuve qu’il existe deux États-Unis. Sa mémoire perdure aujourd’hui et entre dans la culture historique française avec « L’Affaire Emmett Till » de J-M. Pottier.

« Même si tu dois t’humilier, fais-le. Mets-toi à genoux si c’est nécessaire.
_ Oh, Maman, cela ne peut pas être aussi horrible que cela.
_ Bo, c’est pire que cela. »

L’affaire Emmett Till, de J-M. Pottier.

En cet été 1955, Emmett Till a 14 ans, surnommé Bobo, des rêves plein la tête, l’envie de faire des petites bêtises avec ses cousins qui vivent dans le Mississippi. Élevé par sa seule mère, il est heureux de passer du temps loin de la grande ville de Chicago dans laquelle il a grandi. Il n’est venu dans le Mississippi qui a vu naître sa maman que 3 fois et toujours sous la surveillance matriarcale et bienveillante des femmes de la famille. Elles savent, elles connaissent les dangers qu’il n’imagine pas. Comment le pourrait-il ? Chicago n’est certes pas une ville qui ignore le racisme mais elle n’a rien de commun avec ce qui s’exprime dans le Sud profond des États-Unis.

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Emmett Till, 14 ans – source : Google images

Emmett Till a tout du gamin blagueur, pas méchant pour deux sous, le pitre de la classe, toujours prêt à aider sa mère courage au quotidien. Son visage poupon est avenant, ses yeux rieurs attirent les amitiés et son léger bégaiement, seul souvenir de la polio contractée alors qu’il était tout petit, ne saurait le complexer. D’ailleurs, il s’entraîne tous les jours à bien prononcer. Et quand il sent que les mots cognent sur ses dents, il reprend son souffle, siffle un petit coup et reprend le fil de ses paroles.

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Crédits : Tom Fisk sur Pexels

Les vacances dans le Mississippi nourrissent ses rêves d’aventures, d’évasion, de nature sauvage pleine de mystères et de promesses. Mais Mamie Till, sa maman, sait que toute cette beauté du Delta cache les non-dits, les fruits étranges aux branches, les corps disparus à jamais dans le secret d’une coutume ancestrale : la ségrégation.

À Money, petite bourgade du Delta du Mississippi, rien n’a changé depuis la guerre de Sécession. En dépit de la Grande Migration qui vu nombre de familles noires américaines, libres mais réduites à un quasi-esclavage dans les champs de coton qui font la richesse du coin, quitter la région pour Chicago et ses industries, la mentalité ambiante demeure. Hostile, cruelle, stupide, dangereuse, meurtrière, en un mot raciste : voici la règle de vie dans cet état qui semble figé dans le passé. Ne pas parler trop fort, ne pas se faire remarquer, ne pas regarder une femme blanche, s’excuser d’être qui l’on est sans cesse et les yeux baissés, encore et encore sous peine de mort…
Le dimanche 28 août, Mamie Till reçoit l’appel qu’elle redoutait le plus, celui de sa cousine Willie Mae lui annonçant que son fils a été emmené en pleine nuit par des hommes blancs.

Le vieil oncle chez lequel Emmett passe ses vacances a passé la soixantaine. Mose Wright est certes un homme noir courageux au point d’avoir un fusil à portée de main mais il a une famille à protéger. Aussi, quand deux hommes accompagnés d’au moins 2 autres tambourinent à sa porte en cette nuit d’août 1955, il ne peut que les laisser emmener Emmett Till vers son destin.

Que reprochent ces démons blancs au jeune Emmett ? Avoir prétendument sifflé et adressé des mots grossiers à la femme d’un épicier de Money, Carolyn Bryant. Avec son demi-frère, J.W. Milam, Roy Bryant enlève donc Emmett à son lit, à sa famille, à toutes les promesses de sa jeune vie pour lui infliger un châtiment digne des pires films d’horreur.
Trois jours passent avant que l’on ne retrouve son corps dans la Tallahatchie River qui faisait tant rêver le garçon.
Battu à mort avant d’être achevé d’un coup de feu dans la tête, son corps comme son visage sont méconnaissables.

Mississippi Delta
Crédits : Tom Fisk sur Pexels

Pas de réelle autopsie, les autorités qui veulent étouffer l’affaire cherchent d’abord à le faire enterrer dans le coin, au cœur d’un petit cimetière qui paraît fait pour cacher les crimes ségrégationnistes.

Mais on n’enterre pas le chagrin et la détermination d’une mère aussi aisément. Mamie Till récupère le corps de son enfant afin qu’il repose à Chicago, près d’elle. Et sa lutte ne fait que commencer.

D’abord en raison d’une exigence inique : que le cercueil doit demeurer scellé. Les raisons invoquées sont hygiénistes mais Mamie Till refuse de se soumettre. Elle trouve même le courage de faire face au corps déchiqueté de son fils pour confirmer l’identification. Aux responsables des pompes funèbres, elle enjoint de présenter le corps au public pendant la cérémonie d’enterrement, afin que tous puissent voir « ce qu’ils ont fait à mon garçon. »
Elle donne également son autorisation au journaliste David Jackson de prendre des photos qui seront publiées dans le magazine afro-américain Jet.

Mamie Till face au cercueil de son fils Emmett

Ces clichés révèlent aux yeux de tous les Américains l’ampleur d’une vérité jusque-là passée sous silence. Un fait établi que l’on préfère ignorer faute de pouvoir y changer quelque chose : que le Sud et plus encore le Mississippi sont des lieux de non-droit pour les personnes de couleur noire.

Les deux principaux suspects sont rapidement arrêtés. Mais l’assurance du bien-fondé de leur acte les couvre d’une impunité flagrante. Ils avouent à demi mot, sans difficulté, mais plaident non coupables, fiers de leur meurtre, arguant qu’ils n’ont fait que protéger Carolyn Bryant contre un prédateur sexuel. Il est vrai qu’un gamin de 14 qui ose siffler une femme c’est promesse du pire… Conséquence d’une éducation nourrie de navets cinématographiques tels que Naissance d’une Nation (D.W. Griffith, 1915) et de préjugés raciaux délirants qui présentent les pendaisons et lynchages comme des spectacles pour enfants, Bryant et Milan se présentent eux-mêmes en héros.

Procès des accusés du meurtre d'Emmett Till


Le procès est un cirque. Face au jury de 12 hommes blancs, les quelques témoins de l’accusation, dont Moses Wright, et les mots du procureur sont bien impuissants à convaincre. Un « non coupables » achève d’enterrer la bouille enfantine d’Emmett Till.

De 1955 à 2023, l’affaire Emmett Till a mobilisé toutes les forces de Mamie Till, de sa famille, d’activistes des droits civiques dont la fameuse NAACP, du FBI, de journalistes et documentaristes.

Sans succès.

Au fil des décennies, tous les acteurs de cette nuit tragique ont poursuivi leur existence, sont morts les uns après les autres. Même Carolyn Bryant, divorcée de Roy Bryant et dernière disparue, n’a jamais voulu parler et encore moins reconnaître son rôle dans l’enchaînement des événements. Emmett a-t-il vraiment sifflé après elle ou était-ce son astuce de lutte contre son bégaiement qu’elle a mal interprété ? Était-elle dans une des voitures de l’expédition punitive pour identifier son « harceleur » à ses bourreaux ? Nulle réponse ne viendra éclairer cette nuit du 27 au 28 août 1955.

Emmett Till et Carolyn Bryant

Pourtant, la mémoire d’Emmett Til perdure.
Premier martyr d’un combat qui débute dans l’après Seconde guerre mondiale, son nom est porté par la population afro-américaine comme un étendard. Bien malgré lui, il a inspiré Martin Luther King Jr., Mohammed Ali, Malcolm X, les Black Panthers, nombre d’actions de lutte pour les droits civiques et autres mouvements tels que Black Lives Matter. Bien malgré lui, il sera rejoint au panthéon des héros noirs-américains par d’autres victimes (James Chaney, Andrew Goodman, Michael Schwerner, Addie Mae Collins, Carole Robertson, Cynthia Wesley, Denise McNair et Viola Liuzzo)

Il l’a condamné et lui a refusé la justice mais le Delta du Mississippi accueil un étrange parcours de mémoire au nom d’Emmett Till. Les lieux sont souvent abandonnés, en friche, mais un petit musée, des panneaux mentionnant les lieux marquants de l’affaire guident et informent le curieux un peu partout. L’épicerie Bryant, les bords de la Tallahatchie River jusqu’à la statue commémorative installée à 500 m de la cour de justice de Greenwood : la région ne peut oublier Emmett Till.

Statue commémorative d'Emmett Till

Porté par l’ampleur du combat qui a suivi sa mort, le journaliste J-M. Pottier nous livre un récit modèle d’objectivité, qui s’abstient de juger et surtout de supposer. C’est au lecteur que revient d’émettre des hypothèses, de se révolter, de cogiter.

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Documentaire écrit très accessible avec son écriture paisible et franche, L’Affaire Emmett Till retranscrit les tenants et aboutissants du drame, le combat d’une mère, les manquements odieux, les mensonges, les omissions volontaires, la complicité d’une population et interroge sur la pérennité d’une impunité qui se moque du temps. Alors que nous sommes entrés dans un nouveau siècle, que les esprits devraient être éclairés, ouverts à l’introspection et à la critique sans faux-semblants, il semble y avoir toujours une bonne raison de dénier la justice pour Emmett Till :

  • Il a provoqué Mme Bryant, il a été irrespectueux, dangereux
  • Il a bien cherché ce qui lui est arrivé
  • Les complices sont des inventions de témoins noirs donc menteurs
  • Le corps est-il vraiment celui d’Emmett Till ?
  • Qui a inventé quoi ?
  • Le shérif n’a-t-il pas caché des informations et des témoins ?
  • Quels témoins ont étrangement disparu avant le procès ?
  • C’était il y a longtemps, il faut oublier le passé…

Mais ce passé qu’il faudrait tant occulter n’est-il pas justement ce qui a motivé le meurtre d’Emmett Till ? Cet héritage ségrégationniste porté en bandoulière comme un uniforme dont il faudrait défendre les couleurs envers et contre le changement, la justice, l’avenir ?

Une seule certitude se fait jour : bien que marquée dans sa chair et son cœur, Mamie Till a vécu une vie bien plus remplie et heureuse que les bourreaux de son fils. Les dernières personnes à avoir interviewé J.W. Milan et Roy Bryant en font une description navrante de pauvreté d’esprit, de crasse et de vieillesse prématurée. Ou comme le dit l’adage, on finit toujours par payer pour ses crimes…

Visiter :

Musée Emmett Till Historic Intrepid Center à Glendora

Aller plus loin :

  • L’affaire Emmett Till de J-M. Pottier, éditions 10|18, 2024
  • Magic Time de Doug Marlett, éditions 10|18, 2006
  • Little Rock 1957 de Thomas Snégaroff, éditions 10|18, 2018
  • « C’est assez noir pour vous ?« , documentaire d’Elvis Mitchell, disponible sur Netflix
  • Mississippi Burning, film d’Alan Parker, 1989
  • Alice, film de Krystin Ver Linden, 2022
  • Black Panthers, documentaire de Stanley Nelson disponible chez Arte, 2015
  • Ku Klux Klan – Une histoire américaine, documentaire de David Korn-Brzoza disponible chez Arte, 2020

Cet article a été rédigé à 100% par un humain et non par une IA 😉

2 commentaires

  • Pascal

    Bonjour
    Je n’ai pas lu le livre de J-M Pottier, mais le film « Emmett Till » en dit long sur la ségrégation raciale dans le Mississipi dans les années 50.
    Honte à ces gens, Carolyn Bryant. Avec son demi-frère, J.W. Milam, Roy Bryant, aurait dû être pendu ou mis sur la chaise électrique pour ce crime horrible sur un jeune garçon de 14 ans.
    De nos jours, c’est derrière les barreaux qu’ils serait en ce moment.
    Mamie Till à eut beaucoup de crans et de courage, malgré la souffrance qu’elle a enduré.
    Perdre son unique enfant dans de telle conditions, c’est impensable.
    N’hésitez pas à lire le livre ou à voir le film.
    Bien à vous
    Pas. Dem.

    • Clémentine Fourau

      Bonjour Pascal,

      Merci pour votre lecture et ce commentaire. Mamie Till était en effet une femme forte et remarquable. L’injustice face à ces crimes reste frappée d’ignominie et d’incompréhension. Un jeune homme dont il faut se souvenir, un martyr qui, contrairement à d’autres, n’est pas tombé dans l’anonymat et le silence grâce à sa mère.

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