Le Christ crucifié de Vélasquez : polémique pour quelques clous
Fan de représentations religieuses ou non, on ne peut être que saisi par la force de ce tableau. Sombre et lumineux, noble et dépouillé, lisse et empâté, le Christ crucifié de Diego Vélasquez est une toile puissante et porteuse de plusieurs messages. Dans l’Espagne du XVIIe siècle, l’artiste a imposé sa version et froissé nombre de ses contemporains.
Un Christ en croix de plus ou une œuvre majeure ?
Diego Rodriguez de Silva y Vélasquez a 33 ans lorsqu’il peint cet étonnant Christ en croix sur commande. Il travaille à Madrid depuis 1622 comme peintre royal au service du roi Philippe IV. Introduit à la Cour par son beau-père et maître Francisco Pacheco, il s’est enrichi de diverses influences à commencer par les œuvres du Titien dont regorgent les collections royales. Vélasquez y trouve sobriété, tonalités froides ou obscures. Un récent voyage en Italie de 1628-1629 a renforcé son goût pour ce style esthétique qu’il déploie pleinement dans « son » Christ crucifié.
Huile sur toile (250 x 170 cm) peinte pour le couvent des Bénédictines de San Placido de Madrid, le tableau, don du roi Ferdinand VII d’Espagne en 1829, se trouve aujourd’hui exposé au Musée du Prado de Madrid. Peinte autour de 1632, cette toile remarquable est d’emblée classée comme baroque pour son jeu de lumière si particulier renforcé par un environnement foncé.
La sobriété est une évidence : le crucifié est placé non pas devant un paysage, mais sur un fond sombre, sorte de tissu d’un vert très foncé comme une tenture mettant en valeur une sculpture. Le corps porte peu de marques de la Passion, peu de sang est exposé au spectateur. Seuls une couronne d’épines acérées mais effacée par la splendeur de la chevelure tombant sur les épaules, la petite blessure au cœur et les clous symbolisent son supplice. Le pagne court renforce l’impression de contempler une œuvre sculptée.
Debout sur une croix neuve comme en attestent les nœuds dans le bois, le corps repose tranquillement sur un marchepied. Aucune tension de souffrance n’est visible, Jésus apparaît paisible dans la mort, débarrassé des torsions imposées par la tradition picturale d’alors. En effet, Vélasquez a favorisé le contrapposto italien pour imposer une attitude de repos sur la croix, empreinte de dignité et de noblesse, elle-même soulignée par le halo qui baigne le visage de Jésus.
On retrouve l’inspiration des études des nus classiques italiens de Vélasquez, appuyée par le choix esthétique et technique de montrer la sérénité, la dignité et la noblesse du Christ jusque dans son supplice. L’opposition est évidente : au courant dominant du XVIIe siècle en faveur d’un Christ souffrant, le corps en torsion, le visage déformé par douleur, l’artiste préfère révéler la spiritualité et le mystère de la crucifixion.
Pour obtenir cette vision, Vélasquez présente un Christ en croix avec quatre clous et un marchepied. Aux jambes croisées, le peintre a préféré les membres alignés, le pied gauche légèrement écarté pour créer le contrapposto permettant de faire reposer le poids sur la hanche et la jambe droites. En appui sur ce support, le corps est détendu, droit, la tête penchée en avant avec apaisement, en une renonciation complète et tranquille face à la mort.
La lumière est douce, projetée depuis la droite pour ombrer la croix sur la gauche. La texture de la peinture ajoute à cette maîtrise de l’ombre et de la lumière grâce à une subtile alliance d’empattement et de couleurs diluées.
Vélasquez : un peintre libre à la Cour d’Espagne
Après avoir été formé auprès de celui qui devint son beau-père Francisco Pacheco, lui-même peintre mais aussi théoricien de l’art et théologien, Vélasquez gagne ses entrées à la Cour de Philippe IV, juste avant le début de troubles politiques et économiques qui vont secouer le royaume d’Espagne (1621-1648).
Dès 1623, tout juste installé à Madrid, Vélasquez réalise des portraits de la famille royale, honore des commandes de portraits de gens de pouvoir, de sujets divers destinés à embellir et habiller les murs du futur palais du Buen Retiro et d’un Alcazar réaménagé.
Aux côtés de Pierre Paul Rubens, invité royal de la cour espagnole en tant que gouverneur des Pays-Bas, Vélasquez crée des peintures mythologiques, des scènes de chasse. La qualité de ses réalisations assure sa place parmi les courtisans, lui offrant des faveurs royales à faire pâlir d’envie des peintres dont l’ancienneté aurait dû leur valoir la primeur.
Sous l’influence de son ami Rubens, Vélasquez fait un long voyage en Italie, en quête de l’art des maîtres italiens. Gênes, Venise, Milan, Ferrare, Rome, la villa Médicis, il cherche l’inspiration et revient avec une nouvelle maîtrise de l’anatomie, de la lumière et de la mise en scène. Impressionné par la fresque de Michel-Ange et de Raphaël au Vatican, mais aussi les œuvres de Poussin, Bernini, Cortona, de tout ce groupe que l’on nomme artistes baroques, il rentre à Madrid en 1630, fort d’une nouvelle maturité graphique et visionnaire.
Déjà apprécié pour son audace, au point que le roi n’a pas pris d’autre peintre à son service en son absence, Vélasquez va sublimer son art avec une touche très personnelle et pleine de modernité pour son époque, laquelle sera souvent copiée par ses successeurs, et ce jusqu’au XIXe siècle !
Ce statut qui lui vaut des inimitiés lui offre aussi la liberté de varier les sujets et d’éviter une carrière tout entière tournée vers les représentations religieuses. Si certains historiens analysent cela comme la démonstration de son manque de religiosité personnelle, d’autres affirment qu’au contraire, elle est la preuve d’une liberté d’action et de création inédite pour son temps.
Une polémique pour de quatre clous
À l’époque moderne (celle de Vélasquez), l’art clérical doit se conformer à des codes établis et validés par ou pour le Clergé et l’Église. Il en va de même pour les commandes royales ou toute participation à un concours alors organisé sous l’égide de ces deux grands corps qui gardent la mainmise sur les expressions artistiques. En Espagne, comme ailleurs en Europe, les artistes n’ont pas vraiment la liberté d’innover à moins de pouvoir se permettre certaines digressions sans risquer, au choix, le renvoi de la Cour, l’exil forcé, l’accusation d’hérésie ou pire encore…
Heureusement pour Vélasquez, il bénéficie très tôt d’une bonne situation et peut se permettre de prendre peu de commandes de thème religieux car, peu après son entrée en Cour, il multiplie les charges royales de prestige et d’importance (ex : Peintre de la Chambre du Roi dès 1628 et, dès 1633, il enchaîne les titres de Grand huissier de la cour, Valet de la garde-robe du roi, celui Valet de chambre du roi et Surintendant des travaux royaux). Il peint en outre pour la noblesse et l’entourage proche du roi. Son approche enrichie par ses études des grands maîtres italiens séduit ses contemporains. Ce statut privilégié le met durablement à l’abri du courroux de l’Église autant que de problèmes financiers. Il use ainsi de sa liberté pour suivre les influences italiennes et la vision de son maître et beau-père Pacheco, celle des quatre clous.
L’idée dominante à l’époque, et depuis le XIIIe siècle, est que les trois clous qui accompagnent les représentations de la crucifixion sont à la fois symboles de la croix et de la Trinité. Pour d’autres, tels que Pacheco, ils ont été introduits par les hérétiques cathares afin de servir leur vision manichéenne de la foi en opposition aux représentations plus anciennes montrant quatre clous. D’autres enfin, ont vu dans les images de la crucifixion à trois clous un choix artistique destiné à leur donner plus de force, d’insister sur la douleur du Christ, son corps tendu par le supplice.
À cette théorie, Vélasquez préfère la vision de son mentor Francisco Pacheco couplée à l’influence technique née de ses voyages en Italie. Il s’imprègne alors du modèle d’un Christ mort, avec la tête tombante, attaché à la croix avec quatre clous. Vélasquez contourne ainsi le code des jambes croisées et de son rendu tendu, artificiel, excessif. Le Christ crucifié du maître espagnol avec ses jambes alignées et reposant sur un marchepied présente un corps détendu, plus majestueux, digne, qui donne l’impression d’un tronc élargi sans rupture avec la symétrie globale.
La polémique existe encore pour certains historiens qui y voient l’argument idéal à leur théorie selon laquelle Vélasquez n’aimait pas peindre de scène religieuse tandis que d’autres trouvent dans cette toile l’exemple même d’une ferveur et d’une attention toute particulière au sentiment religieux, à la foi.
Être ou ne pas être un homme de foi, un artiste aveuglément respectueux des codes imposés, telles sont les questions que Vélasquez ne s’est peut-être pas posé avant de peindre sa version de la crucifixion. Le Christ en croix qu’il a offert à nos yeux brille encore au regard du monde et des visiteurs du Prado par sa singularité, son humble force et une volonté tranquille d’imposer un art renouvelé par un retour aux sources technique et théologique.
Sources :
- Musée du Prado (visite)
- Le guide du Prado, éd. Museo nacional del Prado
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